Evaluer les forces armées à l’heure du réarmement

Imaginons devoir surveiller et évaluer un doublement du budget public de l’éducation sur les cinq prochaines années, mais avec plusieurs réserves :

  • une grande incertitude quant à l’avenir de l’éducation, au contenu des programmes scolaires et universitaires ;
  • un bon tiers des entrepreneurs en bâtiment du secteur de l’éducation sont situés en dehors d’Europe, principalement aux États-Unis ;
  • pas d’enseignants syndiqués, pas d’ONG, une poignée d’experts indépendant et de nombreux autres experts liés au gouvernement ou aux grandes entreprises ;
  • aucun véritable contrôle parlementaire ; et
  • une augmentation du budget sur le dos du budget de la santé.

Ce scénario, très improbable, pour l’éducation se produit à travers l’Europe pour une autre fonction clé de l’Etat: la politique de défense.

Après des décennies, post-guerre froide, sur les dividendes de la paix et les menaces asymétriques, le paysage géopolitique est aujourd’hui profondément chamboulé par la résurgence des conflits étatiques, comme la situation en Ukraine en témoigne tous les jours. Un processus rapide et substantiel de réarmement est à l’œuvre, en particulier en Europe où les pays s’efforcent désormais d’obtenir une plus grande autonomie stratégique face à ce qui est perçu comme un allié américain peu fiable.

Le processus de réarmement fait face à deux types de défi. Premièrement, un changement d’échelle qui pose d’importants dilemmes politiques et industriels. Politiquement, les gouvernements doivent naviguer dans un jeu à somme nulle consistant à réaffecter des ressources substantielles à la défense et aux armées, au détriment d’autres priorités comme la santé et l’éducation, dans des contraintes budgétaires serrées. Sur le plan industriel, le réarmement européen est aussi entravé par une base industrielle de défense fragmentée, inefficace et peu concurrentielle, entraînant des duplications coûteuses et une dépendance envers des fournisseurs hors-UE.

Deuxièmement, l’évolution de la doctrine militaire complique la nature des investissements et la planification des forces. Les priorités stratégiques ont en effet basculé d’opérations ponctuelles de type expéditionnaire et de forces de stabilisation (Afghanistan, Irak, Sahel) vers la défense (existentielle) du territoire sur le continent. Parallèlement, la plus grande incertitude règne quant à l’avenir de « l’art opératif » et de la manière de faire la guerre, mêlant armement lourd traditionnel à des technologies perturbatrices comme les drones, imposant des compromis difficiles entre sophistication et production de masse. Récupérer des capacités de commandement et d’autres capacités de facilitation stratégique, en dehors des États-Unis, ajoute de la complexité.

Ces dynamiques rendent le suivi et l’évaluation efficaces des politiques de défense à la fois d’une importance cruciale et d’une exceptionnelle difficulté. Or les obstacles en la matière sont nombreux: la complexité des politiques et des technologies, un manque de transparence dû à la confidentialité, certes nécessaire mais souvent excessif, et des mécanismes de contrôle public plus faibles que pour d’autres secteurs. Le suivi des politiques de défense est difficile à mesurer, car des objectifs fondamentaux comme la dissuasion et la prévention sont de nature intangible, et les critères pour mesurer l’atteinte de ces objectifs assez compliqués à produire.

Une analyse comparative avec les politiques de santé et d’éducation met en lumière ces difficultés uniques. Alors que la santé et d’éducation reposent sur des méthodes de prévisions basées sur des données, des indicateurs de suivi assez robustes, une forte implication des parties prenantes et une gouvernance transparente, la politique de défense repose sur des bases plus fragiles, avec une difficulté à identifier des indicateurs de performance, un modèle de gouvernance centralisé et opaque, avec une base étroite de parties prenantes et une implication limitée de la société civile. Cet ensemble augmente les risques d’inefficacité, de mauvaise allocation des fonds et de corruption.

Alors que les dépenses militaires atteignent des niveaux historiques, les dispositifs de contrôle public et d’évaluation des performances sont mal préparés à cette tâche. Renforcer l’expertise parlementaire, renforcer la transparence lorsque cela est possible et développer des cadres d’évaluation plus matures sont impératifs pour garantir que la forte hausse des dépenses militaire se fasse de manière efficace, efficiente et responsable.

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